XXII
Dans le parc de la Forteresse Washington, l’ancien combattant de la Grande Guerre, tremblant de faiblesse et toujours vêtu de son uniforme rapiécé, contemplait les enfants qui jouaient, en se parlant à mi-voix, quand il aperçut, descendant sans hâte le sentier, faisant crisser le gravier sous leurs pas, deux sous-lieutenants de l’Académie de l’Air du Bloc-Ouest, deux jeunes hommes au visage rasé de près et luisant de propreté, mais à l’expression d’une intelligence vraiment surprenante :
— Belle journée, hein ? dit le vieux.
Ils s’arrêtèrent un instant, par politesse.
— … J’ai combattu dans la Grande Guerre, fit le vieux avec orgueil. Vous autres, vous n’avez jamais vu le combat de près, mais moi, j’étais chef à bord d’une G.T.H. Vous n’avez jamais vu une G.T.H. exploser parce que son circuit électrique et le champ inducteur se mettent en panne ? Heureusement, j’étais loin, si bien que j’ai survécu. J’ai passé des mois à l’hôpital. Un bateau-hôpital.
— Ah oui, fit l’un des sous-lieutenants, par pure déférence.
— Était-ce lors de la révolte de Callisto il y a six ans ? demanda l’autre.
L’ancien combattant eut un petit éclat de rire qui ressemblait à un croassement :
— Il y a soixante-trois ans de cela. Ensuite, j’ai eu mon propre atelier de réparations. Mais j’ai toujours des hémorragies internes, et j’ai dû cesser de travailler, sauf pour de petites choses…
— Soixante-trois ans… Mais c’était en 1940, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Stupéfaits, tous deux regardaient le vieillard.
— Non, fit celui-ci. C’était en 2005. Je m’en souviens à cause de ma médaille. C’est gravé dessus.
Il porta la main au revers de sa grande capote qui sembla se désintégrer en poussière quand il l’écarta et découvrit son blouson avec la petite médaille qui y était accrochée.
Les deux jeunes officiers se penchèrent sur la surface de métal où apparaissaient quelques lettres et un chiffre.
— Mais c’est vrai, Ben. Tu peux lire 2005. Tous deux se regardèrent :
— Mais c’est l’année prochaine.
— Savez-vous comment nous les avons battus dans la Grande Guerre ?
Il respirait difficilement, mais il était trop heureux d’avoir un public pour ne pas poursuivre.
— … Elle a été longue, cette guerre. À croire qu’elle ne terminerait jamais. Mais que pouvez-vous faire contre une dérouleuse de G.T. ? C’est ce qu’ils ont découvert en fin de compte ! Ils n’en revenaient pas !
Il eut un petit rire, essuya du revers de la main la salive qui moussait aux commissures de ses, lèvres :
— … Finalement, nous y sommes arrivés. Évidemment, il y a eu tous ces échecs.
De dégoût, il cracha par terre :
— … Ces dessinateurs de mode d’armes étaient des incapables. Des crétins !
Celui qui s’appelait Ben l’interrompit :
— Mais qui était l’ennemi ?
L’ancien combattant mit du temps pour comprendre la question, et quand il le fit, il ne cacha pas son mépris, un mépris profond, écrasant. Du coup, il se leva de son banc, fit quelques pas pour s’éloigner, puis se retourna :
— Eux, naturellement. Les négriers de Sirius !
Les deux jeunes gens s’étaient levés et le rattrapaient.
— Je pense que… fit l’un d’eux, et il fit un geste.
— Oui, fit Ben.
Il s’adressa au vieillard :
— Écoutez, grand-père. Nous allons en bas avec vous.
— En bas ? demanda le vieil homme, à la fois ahuri et craintif.
— Oui, au Kremlin. Sous terre. Là où se tiennent les réunions du Conseil de la Secnat de l’ONU-O. Avec le général Nitz. Vous savez bien qui est le général Nitz, grand-père ?
Grommelant, le vieillard fit un effort pour rassembler ses souvenirs :
— Ben, il y était, lui aussi, avec nous, dit-il enfin.
— En quelle année sommes-nous ? demanda Ben. L’ancien combattant le regarda joyeusement :
— Là, tu ne m’auras pas, mon petit. Nous sommes en 2068.
Ses yeux brillants semblèrent soudain s’éteindre :
— … Attends un peu… 2067. Tu essayais de m’avoir, hein ? Mais j’me suis pas trompé, n’est-ce pas ? C’est bien ça : 2067.
Il s’était tourné vers le second sous-lieutenant. Ben s’adressa à son camarade :
— Je reste avec lui. Toi, cours chercher une voiture militaire, officielle. Il ne faut pas le perdre.
— D’accord.
Il se leva, partit au pas de course dans la direction des installations de surface du Kremlin Tout en courant, il ne pouvait s’empêcher de penser : « Mais qu’est-ce que c’est donc qu’une dérouleuse de G.T. ? Et qu’est-ce que c’est qu’une G.T.H. ? »